Une Case en plus vous propose de rentrer Dans la case d’un auteur de bande dessinée, qu’il soit scénariste, dessinateur ou encore coloriste. Dans la case, c’est simple, l’auteur choisit une case au sein de son dernier album, explique son choix et la décrypte pour vous.
Aujourd’hui, c’est au tour de Léa Mazé de nous faire entrer dans une case de son dernier album, Les croques, dont le premier tome Tuer le temps a été publié aux éditions La gouttière. Léa a choisi pour vous la case de la page 29.
« Ça n’a pas été facile de choisir une seule case dans l’album, surtout pour ne pas dévoiler l’intrigue… aussi j’ai choisi cette case « pleine page » de l’album.
Pour resituer un peu le contexte sans en dire trop : il s’agit d’une scène où Céline et Colin, déjà victimes d’un isolement forcé à l’école et à la maison, sont fortement réprimandés par leur seul ami, Poussin, le graveur funéraire. Cette page clos la séquence, et représente donc les jumeaux laissés seuls et abasourdis après l’engueulade qu’ils viennent d’essuyer, et qu’ils ne comprennent pas.
Dans Les Croques, l’intrigue me permet de parler de certaines thématiques, notamment celle de l’isolement. Cette page est donc importante dans le récit car elle représente une sorte de pivot : Poussin représentait pour eux le dernier rempart avant un isolement total. Le fait d’utiliser une case pleine page me permettait d’ailleurs de mettre l’accent sur cet événement, qui est un choc pour Céline et Colin. L’enjeu était ensuite de faire passer au lecteur ce qu’ils ressentaient en se passant de mots.
Lorsque je scénarise mes bandes dessinées, j’ai toujours besoin d’écrire avant de passer au dessin. J’écris donc un scénario précis, découpé en pages et en cases, dans lequel je décris les images, les dialogues, etc. Ici, dès l’écriture, j’ai pris parti de faire une case pleine page avec une composition qui « écrase » les personnages.
À l’étape du storyboard, j’ai choisi un cadrage large et au ras sur sol, qui me permettait de jouer avec la composition (personnages très petits, coincés en bas à gauche ; large place consacrée au ciel) pour donner cette impression d’écrasement et d’isolement. Le fait d’être au ras du sol, et de se situer derrière les personnages permet de se mettre à leur hauteur et de regarder avec eux le véhicule qui s’éloigne vers la droite. Le mouvement des nuages, le vent et la poussière créent un mouvement qui accompagne le van, et accentuent l’éloignement et l’impression d’abandon que ressentent Céline et Colin.
Ensuite, je me sers du storyboard comme base pour crayonner, puis je réalise l’encrage à la table lumineuse. « Encrage » n’est pas tout à fait exact, puisque je réalise le dessin de mes planches aux crayons de couleurs (sanguine et noir) et au lavis.
L’idée pour cette page était de donner au ciel un aspect lourd, déchiré, orageux. J’ai essayé de lui donner une certaine puissance, qui puisse accentuer l’impression d’écrasement des jumeaux, en ajoutant notamment de grandes zones hachurées.
La couleur (numérique) m’a ensuite permis d’accentuer tout cela, en jouant notamment avec les contrastes. Des nuages très sombres et menaçant plombent le ciel, les jumeaux sont quasiment réduits à des silhouettes désincarnées, etc. Ici aussi, la couleur accompagne de mouvement du van, qui est « pris en sandwich » entre deux masses sombres. Enfin, j’ai choisi des teintes plus ternes que dans le reste de l’album pour renforcer l’ambiance pesante de cette scène.
En tout cas, c’est une page que j’ai pris beaucoup de plaisir à faire (malgré le malheur des héros…) ! J’aime beaucoup les cases pleine pages, car elle ont une puissance folle dans la narration. Celle-ci me permettait en plus de m’amuser sur le dessin du ciel déchiré. J’ai d’ailleurs fait cette page il y a tout juste un an, inspirée par les ciels torturés de début d’automne ! »
Nous remercions chaleureusement Léa Mazé pour sa participation à la rubrique Dans la case. Retrouvez la chronique de Tuer le temps, le premier tome des Croques.