Luc Brunschwig nous raconte Lloyd Singer

En quittant sa Russie natale pour les États-Unis, Zéna croyait trouver amour et opulence. Elle ne rencontra que l’enfer de la prostitution et de la pornographie. Après s’être enfuie pour protéger sa fille, Zéna est un témoin-clé pour le FBI. Mais Zéna a peur de tout, de tout le monde, et ne veut pas parler…
Il s’appelle Lloyd Singer. Son apparence malingre et insignifiante ne reflète guère ses drames intimes. Orphelin à 13 ans, il a dû assumer seul la charge d’une famille, sans jamais pouvoir s’offrir le luxe de l’égoïsme, et encaisser les coups des mauvais garçons de Little Jerusalem. Aujourd’hui, il est comptable au FBI. Mais son véritable talent réside dans son empathie. Lui seul saura établir un contact avec Zéna.
Et si Lloyd Singer ne peut pas la protéger de ses bourreaux, il reste Makabi, son alter ego. Makabi, le vengeur masqué, prêt à aller jusqu’au bout pour protéger ceux qui souffrent…

A l’occasion de ses 30 ans de bande dessinées, Luc vous propose de revenir sur les raisons de la création de Lloyd Singer.

« Nous sommes à la fin des années 90. Deux séries trustent inlassablement les premières places du top des ventes et ce depuis des années : XIII et Largo Winch. Deux points communs : un même scénariste : Jean Van Hamme, mais surtout et c’est là que ça devient intéressant : un personnage récurrent dont les aventures peuvent se décliner à l’infini.

Je n’ai, jusque-là, proposé à mes éditeurs, que des histoires complètes, bouclées en 4 ou 5 tomes : L’Esprit de Warren et le Pouvoir des Innocents. Je n’ai même jamais pensé écrire pour un personnage central (même si mon goût pour le comics me pousserait davantage vers ce genre de séries…). Et, du coup, secrètement, je me lance un défi : et si un éditeur venait me demander de créer un personnage récurrent, pas du tout dans l’esprit comics, mais un vrai personnage à la franco-belge, pour la collection Repérages de Dupuis ou Troisième Vague du Lombard, qu’est-ce que j’aimerai lui proposer ? Un challenge idiot entre moi et moi, qui ne servira peut-être jamais mais qui s’avère amusant à méditer.  Comme aucun éditeur n’entre en lice sur ce sujet, je suis très, très, à l’aise pour aller explorer le tréfond de mes envies. Et c’est ce que je fais.

Fondamentalement, j’aime les histoires à la XIII et Largo Winch. J’aime leur rythmique, la tension, le suspens, les retournements de situations, la part de réalité qu’elles englobent. Cependant, je ne suis pas un grand amoureux des personnages fait d’un bloc, à la mâchoire carrée, bourrés de fric, qui dégainent leurs flingues et tuent sans que cela ait la moindre interférence sur leur psychisme et qui traite les femmes comme des friandises, à croquer entre deux aventures. En fait, j’aime les personnages plus quotidiens mais qui évoluent, qui peuvent penser être arrivés, confinés dans des habitudes, qui ignorent qu’ils ont encore beaucoup de choses à apprendre de la vie, mais un événement vient bouleverser leur existence et remet tout en question.

Or, j’ai depuis toujours, dans mon entourage un personnage fascinant, correspondant tout à fait à ça. Un garçon qui se comporte comme s’il avait tout compris du monde depuis qu’il a 7/8 ans… il fait ça non pas parce qu’il se prend pour ce qu’il n’est pas, mais parce qu’il est ultra intelligent et fragile et que son attitude le protège d’avoir à aller se confronter émotionnellement aux gens et à la vraie vie.

C’est mon frère Yves.

Physiquement, il ressemble à Woody Allen dont il a l’humour, il travaille dans un cabinet d’expert comptable et gère pour son patron un staff de jeunes femmes avec lesquelles il s’entend on ne peut mieux et qui lui font une confiance totale. Tout ça parce que mon frérot est depuis toujours ultra compétent dans son travail et dans un rapport très sain avec les femmes qu’il a toujours abordées comme des égales et sans rajouter de séduction à deux balles (mon frère ne s’est jamais vu comme un être sexuel).

De là l’idée d’imaginer ce que donnerait des aventures à la Largo Winch, sans Largo mais avec mon frère en remplacement. Qu’est ce que ça changerait ? Ben en fait, ça change à peu près tout.

Là où finalement, c’est le personnage de Largo Winch qui est mis en avant, alors qu’il vient en aide au monde et des jeunes femmes en détresse, une histoire avec mon frère mettrait davantage en avant la personne au secours de laquelle il se porte. Là où Largo ou XIII prendrait la route pour rattraper ou fuir ses ennemis, mon frère viendrait plutôt se réfugier au sein de notre famille pour mettre la victime en sécurité. Là où Largo ou XIII jouerait des muscles pour avoir l’air toujours plus héroïque, mon frère dissimulerait ses prouesses physiques sous un masque afin qu’on ignore tout de ses capacités à aider autrui…

De ses premières réflexions et de la vie réelle de mon frèrot naissent les premières idées : le personnage doit être assez classique dans ce qu’il semble être, mais très inattendu dans ce qu’il est vraiment.

Je le vois, donc, comme un agent du FBI (pour le côté classique), mais pas un agent de terrain. Plutôt un agent comptable en charge de la paye – cela ça correspond mieux à Yves et ça va radicalement prendre les gens par surprise. Son physique aura l’air plutôt inoffensif (on a essayé plusieurs pistes physiques, mais on est resté sur l’idée que seul mon frère pouvait jouer un personnage ressemblant à mon frère. Du coup, c’est bien lui qu’on retrouve dans le rôle principal mais il sera capable de prouesses inattendues (mon Yves est tout sauf un athlète – à l’époque, il doit peser 60 kilos tout mouillé), donc le rêver en roi des arts martiaux me mettait en joie.

Il a grandi dans le quartier juif de Richmond au sein d’une communauté très soudée (un peu comme mon frère et moi dans la communauté juive de Belfort où nous avons été élevés), mais dans une famille en ruine (ses parents sont morts quelques mois avant ses 13 ans ; il avait le choix entre laisser la fratrie – ils sont 4 frères et sœurs – se disperser dans des familles d’accueil ou devenir le père de substitution avec l’aide de sa grand-mère, femme à poigne mais trop âgée pour les recueillir seule).

Au FBI, il dirige une équipe de jeunes femmes avec lesquelles il s’entend particulièrement bien. C’est d’ailleurs pour cette qualité qu’un ami d’enfance, agent de terrain pour le FBI, fait appel à lui, n’arrivant pas à installer la confiance nécessaire avec une jeune russe, maman d’une petite fille, qui vient d’échapper à un réseau de prostitution. Il espère que Lloyd (dont la famille est comme elle, d’origine russe) saura la rassurer, mais tout va tourner très vite au vinaigre.

Et voilà, c’est parti.

Le personnage central s’appellera Lloyd Singer (en double hommage à Harold Lloyd auquel mon frère emprunte le côté petit homme doux à lunettes et Yves Singer, notre premier professeur de culture hébraïque au Talmud Torah de Belfort, l’équivalent du catéchisme pour les juifs.

Comme je veux que, malgré son air inoffensif, il soit capable de se défendre face à l’adversité, je lui invente un double, un athlète spécialiste en arts martiaux qui apparaît quand la famille Singer a besoin d’être défendue. Pour le nom du personnage, je pense aux héros de la résistance juive contre l’envahisseur grec au 2e siècle avant Jésus Christ : les macchabées ou maccabis (du nom de la famille qui a pris la tête des résistants…).

Je lui adjoins deux sœurs aussi différentes que possible et un frère, qu’il a élevé (Eliott n’avait que quelques mois quand leurs parents sont morts). Lloyd est à la fois le frère et le père de ces 3 personnes… au point, à 35 ans, d’être convaincu d’avoir vécu sa vie… de ne plus être attractif pour une relation à la fois sexuée et maritale… un vieil homme de 35 ans… que la série va réveiller… l’entraînant vers de nouveaux choix pour le futur et une meilleure compréhension de son passé ».

La série s’est arrêtée au tome 8. Pour Luc Brunschwig, « c’est ultra compliqué d’essayer de comprendre. Dans un premier temps, il y a eu le fait que la série a paru, à beaucoup, bien trop classique par rapport à ce que les gens attendaient du scénariste du Pouvoir des Innocents, mais le choix était pleinement assumé de démarrer sur quelque chose d’assez classique que je pervertirais au fur et à mesure (ce que j’ai fait)…
Ensuite, il y a eu des soucis de maquette. Le titre était en petit et le sous-titre en énorme, ce qui fait que des gens n’ont pas compris que Makabi était le titre de la série. Puis, il y a eu beaucoup de changement de directeur de collection chez Dupuis, 3 sur 4 albums, qui tous avaient des idées différentes sur la façon de vendre le titre… changement de maquette, refus d’un des directeur de mettre Lloyd sur la couverture parce que pas assez attractif…
Puis, la série est passée chez Bamboo avec un gros budget com’ pour la relancer, mais le changement du nom de la série va entrainée l’incompréhension des lecteurs et la chute des ventes… »

Une immense merci à Luc de nous avoir autorisé à retranscrire la genèse de la création de Lloyd Singer : une introspection à la fois humaine, émouvante et tellement sincère.

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